La Politique Agricole Commune en Occitanie
Inaugurée en 1962, la politique agricole commune, ciment fondateur de l’Europe de l’Après-guerre, est, aujourd’hui, à la croisée des chemins. Critiquée, mal-connue de l’opinion publique qui ignore bien souvent son histoire, ses objectifs et les mécanismes d’aide et de financement, la PAC, dotée d’un budget de 58 milliards d’euros, doit aujourd’hui répondre à de nouvelles attentes, parfois divergentes, notamment en matière sociale et environnementale.
Celles des agriculteurs qui souhaitent bénéficier d’un niveau de vie équitable, d’une simplification des procédures jugées complexes, d’une visibilité économique et d’une protection contre les incertitudes du marché. Celles des consommateurs qui, inquiets des conséquences des crises sanitaires, veulent pouvoir davantage identifier la composition et l’origine des produits dans un contexte où la sécurité alimentaire est jugée prioritaire. Celles enfin de citoyens européens davantage préoccupés par la lutte contre les dérèglements climatiques, la préservation de la biodiversité, le bien-être animal ou la préservation des territoires ruraux.
Aux objectifs historiques de la PAC, qui conservent toute leur actualité, (assurance d’un revenu pour les agriculteurs, prix accessible pour les consommateurs, agriculture compétitive susceptible de garantir l’autosuffisance alimentaire européenne), s’ajoutent donc aujourd’hui d’autres enjeux dans un contexte budgétaire contraint lié, notamment, à l’impact financier du Brexit. Ils avaient d’ailleurs été clairement exprimés lors d’une consultation publique lancée en Europe en février dernier par la commission européenne sur les problèmes de la PAC, les défis et les objectifs.
Quel devra être le rôle de la Politique agricole commune après 2020 ? Quelle perspective permettra de relever les défis qui se poseront dans l’avenir ? Le débat sur la future architecture de la PAC est lancé en Europe. En raison des enjeux, le groupe La Dépêche du Midi a souhaité contribuer à alimenter ce débat. Pendant plusieurs mois, ses journalistes vont aller à la rencontre des agriculteurs en Occitanie pour recueillir leurs témoignages, raconter leur quotidien, leurs perceptions de l’évolution de la Politique agricole commune, leurs critiques et leurs propositions. Nous expliquerons également, notamment au moyen de films d’animation, ce qu’est la PAC, son histoire, son évolution. Nous détaillerons les enjeux de la gestion par la région Occitanie, dont la majorité des 13 départements est située en milieu rural, du fond européen agricole pour le développement rural (FEADER), un instrument de financement de la politique agricole commune consacré au développement rural.
Nous évoquerons aussi, avec des reportages vidéo, les initiatives prises par le groupe La Dépêche du Midi pour faire découvrir, grâce aux manifestations gastronomiques « Toqués d’Oc », la richesse du patrimoine culinaire de notre région, ses producteurs, ses chefs.
Notre objectif : mieux faire connaître les contributions de la politique agricole commune et ses enjeux à l’aube d’importantes réformes.
Un long format de la rédaction de :
Réalisation : La Dépêche Interactive
Textes : Serge Bardy, Philippe Rioux, Pierre Challier
Photos : Pierre Challier, DDM
Vidéos : Pascal Michel / TF1
L'historique de la PAC
Célébrer la Politique agricole commune (PAC), dont nous retraçons dans ce grand format numérique les grandes lignes et l’impact qu’elle a eu sur notre agriculture, c’est aussi célébrer l’Europe. Car la PAC, initiée en 1957 et créée en 1962, est la première politique commune de l’Union européenne mais aussi un symbole fort de ce qu’était alors l’ambition des Etats européens au sortir de la Seconde Guerre mondiale, qui a laissé exsangue le Vieux contient.
La PAC devait, en effet, relever le défi de l’autosuffisance alimentaire, développer une offre alimentaire européenne de qualité et doter d’UE d’outils pour répondre à des objectifs stratégiques qui ont évolué au fil du temps. Prix garantis à un niveau supérieur aux prix mondiaux, aides aux exportations, taxation des produits importés, etc. La PAC a ainsi permis d’augmenter considérablement la production et la productivité agricoles, mais s’est aussi attirée des critiques.
Celles des pays non-adhérents à l’UE dénonçant une “Europe forteresse”, celles dénonçant les effets néfastes du productivisme sur l’environnement (utilisation intensive d’engrais notamment).
Dans les années 80-90, l’UE doit alors contrôler la surproduction. C’est le temps des quotas laitiers, des incitations au gel volontaire des terres ou encore des primes à la diversification. C’est aussi le temps des réformes : les prix garantis baissent, des primes à l’hectare ou à l’animal apparaissent, la prise en compte de la protection de l’environnement se fait plus pressante. Et la mondialisation s’accélère : l’UE entame un long cycle de négociations dans le cadre du GATT...
“L’Agenda 2000” accélère un processus de profonde mutation. En 2003, la PAC fait l’objet d’une nouvelle réforme de fond. Les aides ne dépendent plus de la quantité de production, mais de la surface de l’exploitation ou du nombre de têtes de bétail. Une partie du budget de la PAC est aussi réorientée vers le développement rural, un élément clé de la PAC dans les années qui suivent. Avec de nouvelles priorités comme la promotion de l’innovation, la lutte contre le changement climatique, etc.
Aujourd’hui, soixante ans après sa création, la PAC reste toujours un élément fort de la politique de l’UE. Pour l’exercice 2014-2020, 362,8 milliards d’euros sont alloués au financement de la PAC (environ 40% du budget de l’UE) ce qui représente 0,5% du PIB de l’UE soit 1% des dépenses publiques des Etats membres.
- 1957 - Le traité de Rome institue la Communauté économique européenne (prédécesseur de l’actuelle UE), qui réunit six pays d’Europe occidentale. Il est prévu que la PAC devienne une politique commune, l’objectif étant de permettre aux citoyens européens de se nourrir à des prix raisonnables tout en assurant un niveau de vie équitable aux agriculteurs.
- 1962 - Naissance de la politique agricole commune (PAC). Son but fondamental est de garantir aux agriculteurs de bons prix pour leurs produits. La production alimentaire augmente d’année en année. Les magasins débordent de denrées alimentaires à des prix abordables. Le premier objectif — la sécurité alimentaire — est atteint.
- 1970-1980 - Maîtrise de la production. L’agriculture est si productive qu’on produit plus de denrées alimentaires que nécessaire. Les excédents sont stockés et mènent à des «montagnes de nourriture». Des mesures spécifiques sont mises en place afin d’ajuster la production aux besoins du marché, notamment la mise en place des quotas laitiers.
- 1992 - La PAC passe d’une aide au marché à une aide aux producteurs. Le soutien des prix est réduit et remplacé par des aides financières directes aux agriculteurs. Ces derniers sont incités à être plus respectueux de l’environnement. La réforme a lieu la même année que le sommet de la Terre à Rio, qui lance le principe du développement durable.
- Milieu des années 1990 - La PAC met davantage l’accent sur la qualité des denrées alimentaires. De nouvelles mesures sont introduites afin de soutenir les investissements agricoles, la formation ainsi que l’amélioration des techniques de transformation et de commercialisation. Des dispositions sont prises pour protéger les produits traditionnels et régionaux. En parallèle, le premier texte législatif européen sur l’agriculture biologique entre en application.
- 2000 - Le développement rural devient une priorité de la PAC. L’accent est mis sur le développement économique, social et culturel de l’Europe rurale. Simultanément, le mouvement de réforme entamé dans les années 1990 est poursuivi afin d’inciter les agriculteurs à être plus à l’écoute du marché.
- 2003 - Une réforme de la PAC rompt le lien entre subventions et production. Les agriculteurs sont davantage tournés vers le marché. Compte tenu des contraintes spécifiques à l’agriculture européenne, ils reçoivent une aide au revenu. En contrepartie, ils doivent respecter des normes strictes en matière de sécurité alimentaire, d’environnement et de bien-être animal.
- Milieu des années 2000 - La PAC s’ouvre sur le monde. L’UE devient le plus grand importateur mondial de produits agricoles en provenance des pays en voie de développement, avec un volume d’importations supérieur à celui des États-Unis, du Japon, de l’Australie et du Canada réunis. En vertu de l’initiative «Tout sauf les armes», l’UE a libéralisé l’accès à son marché pour l’ensemble des pays les moins avancés. Aucun autre pays développé ne garantit une ouverture et des engagements de ce type, avec un accès réel au marché pour les agriculteurs des pays en voie de développement.
- 2007 - La population agricole de l’UE est multipliée par deux à la suite des élargissements de 2004 et de 2007, avec l’arrivée de douze nouveaux pays. Dix-huit ans après la chute du mur de Berlin, l’Union européenne compte vingt-sept États membres et plus de 500 millions de citoyens. Le paysage agricole et rural de l’Union européenne s’en trouve transformé.
- 2013 - Une nouvelle réforme de la PAC vise à renforcer la compétitivité économique et écologique du secteur agricole, à promouvoir l’innovation, à lutter contre le changement climatique ainsi qu’à soutenir l’emploi et la croissance dans les zones rurales. Cette PAC plus verte lie le versement d’une partie des aides aux agriculteurs au respect de pratiques agricoles ayant un impact favorable sur le sol, l’eau et la biodiversité.
La PAC en chiffres
Céréales en Occitanie : soutenir la qualité ou propager le désert ?
Reportage dans une exploitation céréalière
La Haute-Garonne et l’Aude sont les deux premiers producteurs de blé dur en France. Basé à Marquein (11), Didier Jeannet exploite 255 hectares à cheval sur ces deux départements et consacre l’essentiel de sa production à cette céréale principalement destinée aux fabricants de pâtes alimentaires mais... soumise à un marché mondial hautement spéculatif. Pour lui « la PAC est vitale », mais il faut aujourd’hui refonder et mieux cibler les aides de la Politique Agricole Commune.
Traînant son épais nuage de poussière, la moissonneuse batteuse avale méthodiquement l’immense champ entre deux collines du Lauragais. Une barre de coupe de 5,20 mètres, hexagone de lames et fléaux dont la rotation happe et dévore les rangs, le grain qui tombe dans la trémie pouvant contenir jusqu’à cinq tonnes... Attentive aux commandes, Christine Léguevaques avance en moyenne à 5 km/h et sourit en récapitulant tout ce qu’il faut mesurer et calculer pour optimiser les opérations, remplir les bennes prépositionnées du camion de l’exploitation que Didier Jeannet va ensuite décharger à la coopérative. Car finalement, longueur que multiplie largeur, volume que multiplie poids ou planification des rotations... moissonner, c’est de la géométrie et des maths tandis qu’elle découpe la parcelle en grands rectangles. Et avec ce champ de 16 ha aujourd’hui, au Baïssac, une fois tout additionné, la salariée agricole sait qu’elle se couchera très tard, ce soir, en tenant la cadence de 1 à 1,5 ha à l’heure pour un rendement de 60 quintaux à l’hectare en moyenne. De la géométrie, des maths, mais pas seulement, bien sûr, pour son employeur qui, lui, apprécie son professionnalisme, ses compétences sur le terrain et sa solidité à la tâche, en ces temps incertains.
Ciel de traîne faisant alterner ombres et lumières sur les épis de blé au gré d’une partie de cache-cache entre soleil et nuages : rythmé par les éoliennes dominant la crête, en cette mi-juillet le paysage hésite entre l’or et le plomb, riant ou se renfrognant en l’espace d’une seconde. Alternance qui résume alors à sa manière la volatilité des choses, pour le céréalier, a fortiori lorsque l’été est pourri et qu’il faut récolter avant les averses. « Le grain doit être rosé, bien sec et translucide, s’il prend un tant soit peu l’humidité, il décote immédiatement à la vente », précise Didier Jeannet, écrasant un épi pour montrer sa qualité.
Cette année ? Il a semé 100 hectares de blé dur, le cœur de sa production. « Mais je devrais attendre septembre et les récoltes du Canada pour savoir combien je serai payé... », explique-t-il. Témoin d’une globalisation dont la courbe sans cesse ascendante s’est traduite pour le monde rural du sud de la Loire par une chute des revenus et du moral.
La déconnexion des gains et du travail, jusqu’au suicide... « On a trouvé en bonne politique le secret de faire mourir de faim ceux qui cultivent la terre et font vivre les autres », écrivait Voltaire au XVIIIe siècle dans son Sottisier.
Certes, la situation n’est évidemment pas à ce point en 2017, mais... pour les éleveurs ou les céréaliers du Grand Sud, d’une Occitanie dominée par les espaces montagnards et les reliefs peu commodes,le malaise ressenti est de cet ordre. Loin des fermes industrielles et des plaines de Beauce ou de Brie, eux ont pour racines la polyculture sur de petites exploitations familiales qu’ils ont patiemment agrandies et spécialisées, en suivant les directives de modernisation que tout un système était d’accord pour leur donner.
Paysan, puis cultivateur, puis agriculteur, puis exploitant agricole... au bord du champ les mots qualifiant ceux qui travaillent la terre racontent ainsi évolutions et déceptions tandis que le céréalier retrace l’histoire de l’exploitation familiale après avoir soufflé l’ivraie de l’épi et ausculté la récolte du jour.
Au départ ? Il y avait Laguillou, la ferme du grand père et ses 20 hectares, à Marquein. “En rentrant d’Algérie, mon père jusque là métayer a ensuite acheté Le Baïssac en 1970, une quarantaine d’hectares, toujours à Marquein ”, poursuit Didier. Exode rural des années 50-60, le village de 300 habitants en 1900 ne comptait alors plus que 42 personnes mais il y avait désormais des possibilités de s’installer. “Ici, c’était la polyculture-élevage, un peu de céréales, quelques vaches pour le lait, la viande, quelques porcs, de la volaille, un carré de vignes”... Né en 1964, deux ans après le lancement de la Politique Agricole Commune par l’Europe, Didier a alors vécu la mutation en grandissant, conjointement à l’émergence d’un nouveau vocabulaire qui traduisait progrès rural par FEOGA pour Fonds européen d’orientation et de garantie agricole.
“Le prix du blé a commencé à grimper, celui du lait à stagner. Mon père s’est alors orienté vers les céréales dès le début des années 70, avec du blé tendre, du blé dur, du sorgho et au début des années 80, un peu de tournesol côté oléagineux”. Sur ces sols argilo-calcaires, les gros rendements n’étaient pas forcément au rendez-vous, mais suffisamment pour vivre de mieux en mieux dans l’Europe des six, des neuf, des dix, des douze, clairement productiviste et protectionniste, aides européennes et garanties des prix se conjuguant dans une logique d’investissements et de développement.
Réussite scolaire pour son frère aîné, aujourd’hui professeur de physique appliquée dans l’enseignement supérieur, lui, pas bête non plus... Un diplôme d’ingénieur aurait sans doute fait plaisir aux parents “lui et moi étions la huitième génération paysanne au village depuis la Révolution mais des deux, j’étais le plus attaché à la ferme”, reprend Didier qui allait donc passer son BTS en production végétale, dans l’optique de s’installer lui aussi, un jour. Plus tard. Seulement parfois, il y a des opportunités.
1984. Il a 20 ans. Au village, le Château et ses 170 hectares cultivables sont à vendre. Ils sont encore une dizaine d’agriculteurs sur la commune. La SAFER, Société d’aménagement foncier et d’établissement rural dirige l’opération de partage et de vente des terrains qui permet aussi une forme de remembrement, entre les parcelles. Didier se lance, il achète. “Et je me suis retrouvé propriétaire foncier avant d’avoir eu mon BTS”, sourit-il. Il démarre avec 27 ha en propriété et 16 ha que son père lui laisse en fermage. Et ça commence bien. “Les années 80 ont été de très bonnes années, les prix continuaient à grimper et en francs constants l’une des mes meilleures années a été 1987 : on a vendu le blé dur à 2000 francs la tonne, 305 euros d’aujourd’hui, mais qui à l’époque valaient évidemment beaucoup plus en termes de pouvoir d’achat ”, se souvient-il. Seulement voilà... “Maintenant, trente ans plus tard, on est entre 220 et 230 euros, la tonne”, rappelle Didier, avant de suspendre la conversation.
Christine vient de finir son rang et fait signe. La lourde machine pivote vers la benne à remplir. Son long bras tubulaire se déploie pour vider la trémie. Et Didier profite de l’arrêt pour faire le point sur la suite des opérations, grimper sur la cabine pour passer un coup sur le pare-brise recouvert de poussière. Torrent jaune des grains qui se déversent dans une ondulation de vis d’Archimède... Il est définitivement révolu le temps où Giono décrivait dans Regain les mains crevassées de Panturle, après avoir battu les blés à la force des bras.
Encore un tour, et la benne remplie, “j’irai à la coopérative”, prévient Didier à l’attention de Christine, en redescendant. Où en étions nous ? Oui, voilà, le prix de nos productions et l’importance de la PAC ? Soudain le paysage s’élargit du champ au monde. “Bon, soyons clairs : la PAC est vitale pour nous, sans les aides à l’hectare, nous ne gagnerions pas d’argent. Elles nous assurent donc un revenu, mais il y aurait pas mal de choses à revoir”, poursuit l’agriculteur qui dresse alors un tableau noir virtuel sur les chaumes pour dessiner le paysage bouleversé du marché devant au préalable expliquer son “mais”.
“Le blé tendre, le froment, utilisé pour le pain, a pesé pratiquement 740 millions de tonnes l’an dernier et devrait avoisiner les 750 cette année, le blé dur, vendu aux semouliers pour faire des pâtes alimentaires, de la semoule, c’est 35 millions de tonnes. Ici, dans l’Aude, il représente 37 000 hectares semés en 2017 qui pèsent environ 35% du chiffre d’affaires des grandes cultures semences du département. En fait, le blé dur s’est développé dans le Lauragais parce que nous avons eu à partir du milieu des années 70 pour principal débouché Panzani, à Marseille, ainsi qu’une prime spécifique au blé dur, une forme de “prime au handicap” en Languedoc-Roussillon du fait de notre climat pénalisant le rendement. Mais le problème, c’est qu’aujourd’hui, malgré une offre inférieure à la demande mondiale en blé dur, nous dégageons moins de revenus qu’il y a trente ans car le découplage des aides européennes au début des années 2000 a été une catastrophe. Il n’a plus pris en compte les productions mais les surfaces avec une volonté de la Commission d’aller vers une convergence des aides à l’échelon de l’Europe, sans prendre en compte les spécificités locales. Cela a été particulièrement vrai pour nous, les “sudistes” qui ne pouvons lutter contre les rendements des grands céréaliers du nord et depuis 1992, la part de l’aide européenne a fondu comme neige au soleil.”
Alors que décroît le vacarme de la moissonneuse s’éloignant, Didier résume : “L’esprit libéral de la réforme de 1992 revenait à nous dire que la régulation à la hausse des cours mondiaux finirait par compenser les pertes de revenus liées à la baisse des aides. Mais c’est l’inverse qui s’est passé puisque la spéculation mondiale sur les matières premières alimentaires a ensuite tout déstabilisé vers le bas.”
2007. Pivot de la bascule. Cette année-là, veille de krach boursier, le blé dur flambe de 150 à 500 euros la tonne entre avril 2007 et mai 2008. “Il n’y avait plus rien à gratter sur le pétrole, alors les spéculateurs sont passés sur les matières premières agricoles et dans ce contexte des pays comme la Mexique sont devenus exportateurs de blé dur tandis que le Canada montait aussi en puissance.” Dans le même temps ? “Avec la fin du prix d’intervention, en Europe, tous nos filets de protection sont tombés, accélérant l’entrée sur un marché libéral mondial devenu essentiellement spéculatif donc imprévisible quant aux prix, fragilisant de fait notre revenu ”, analyse le céréalier du Lauragais qui, depuis, n’a jamais vu les prix durablement remonter ni se sécuriser.
Producteur, mais également vice-président de la Chambre d’agriculture de l’Aude et responsable syndical de la Fédération régionale des exploitants agricoles, Didier Jeannet compile alors parallèlement les chiffres du blé dur, côtés aides européennes depuis 1987, et donne le montant de ce qu’il percevait comme prix d’acompte par tonne pour la livraison à la récolte puis y ajoute la prime qui était payée par hectare spécifiquement pour le blé dur, en région Languedoc Roussillon. Bilan ?
“En 1987, nous percevions 1500 francs (228 euros) par tonne et 912 francs (139 euros) par hectare, en 1997 : 1030 francs (157€) par tonne, 2370 francs (416€) par hectare, en 2007, 200 euros (1312 francs) la tonne, 111 euros (728 francs) par hectare, en 2017, nous sommes tombés à 180 euros (1180 francs) la tonne et 35 l’hectare, tandis que sur cette même période de trente ans, nous sommes passés de 350 euros à près de 600 en termes de charges opérationnelles par hectares, hausse du prix des carburants, hausse des prix des intrants, etc”... Conclusion : “pour nous, céréaliers du sud, c’est donc une grosse inquiétude de voir baisser de façon significative et constante ce soutien indispensable de l’Europe. Pour ce qui me concerne, j’ai perdu pratiquement 100 euros à l’hectare en 5 ans qui seront 110 à 120 euros d’ici 2019 si on continue comme ça.”
Incertitude : maître mot pour lui qui charge maintenant la benne pour monter livrer à la coopérative. Au volant du camion, il prend son tour, entre un semi-remorque près à repartir et un tracteur attelé. Puis il avance pour la pesée. Comme un dard de moustique, une longue tige se plante dans sa cargaison, sonde qui extrait un échantillon d’environ une livre de sa production pour l’analyser en direct et évaluer sa qualité dans le bureau de la coop. Humidité, blé “mitadiné” (ayant perdu de sa valeur protéinique), “fusarié” (maladie de fin de cycle sur l’épi) ou germé : autant de dépréciation que tout producteur fait au mieux pour éviter.Celui-ci va bien.
“Mais le prix du blé dur est un cocktail qui va bien au delà de ça”, précise Didier. “Le premier indicateur, c’est le Mexique, premier pays à récolter, puis viennent les récoltes du Maghreb, de l’Espagne, de la Grèce, de l’Italie, des pays de l’Est jusqu’au Kazakhstan et enfin le Canada qui clôture. Et tant qu’on ne connaît pas le volume et la qualité du blé dur canadien, on ne sait pas combien on sera payé, si le marché baissera, stagnera ou montera. Offre, demande, qualité, c’est avec la Canada que tout se cristallise.”
La main invisible du marché... qui peut vous saccager un an de travail et d’investissements. “Il faut recoupler les aides sur le blé dur, garantir les prix sur une partie de la production en négociant avec les semouliers. Il faut aider les protéines végétales, la qualité que nous savons produire ici et non pas subventionner les friches, les jachères, car c’est toutes l’économie rurale qu’on met à mal en continuant comme ça”, estime Didier, insistant : “l’Aude, c’est rural, une zone vulnérable dans un contexte de désertification mais vertueuse pour ce qui est de ses ambitions dans le registre de la qualité. Nous, les “sudistes”, nous ne sommes pas compétitifs en rendement. Non, nous ne faisons pas partie du “club des 100 quintaux”, mais que seraient les paysages d’Occitanie, sans nous, qui les faisons vivre et dont profite aussi le tourisme ? Et l’image de notre filière agro-alimentaire, identifiée pour ses produits à forte valeur ajoutée ? Je me répète, mais il faut aujourd’hui des soutiens européens couplés à la production, avec un marché clairement qualitatif car nous, nous nous démarquons par la qualité et il faut que nous soyons soutenus pour ça et parce que nous sommes aussi une garantie contre le désert rural”.
Dehors, il fait nuit à présent. Mais pas encore l’heure de la pause. Phares allumés, Christine continue à moissonner, Thierry à charger. Le blé. Dur. Ceux qui le sèment. Ceux qui le moissonnent. Mais pas ceux qui en font. Au Mexique, les grands propriétaires préfèrent le donner aux poules lorsque Chicago ne leur rend pas assez de millions.
Gasconne Label Rouge : et si on commençait par payer le prix du travail ?
Reportage dans un élevage de bœufs gascons
Là-bas au loin, il y a les Pyrénées ariégeoises, le Mont Valier dominant le Couserans. Puis les lignes de crêtes allant decrescendo jusqu’à la colline en face, couverte d’une forêt fendue de prairies sur le flanc, avec au milieu Le Gay, la ferme familiale. Carte postale sous le soleil. Mais pour l’heure, Patrick Respaud et son père Gérard posent leur regard attentif sur le troupeau. Ce matin ? Ils sont au Peyrounard, vaste pré bordé de petites chênaies, « juste au dessus de la grotte du Mas d’Azil », précise le jeune éleveur, du gros sel dans la paume pour faire venir ses jeunes bœufs et ses vaches, toute d’élégance gasconne : en belle robe grise argentée et les yeux soulignés de noir.
Ah, la Gasconne bien née et bien élevée... Une passion, au Gay. Que Patrick tient de Gérard. Qui la tenait de son père. Qui lui-même... « Le credo de l’arrière grand-père, c’était déjà produire peu mais de l’excellent et il disait toujours « Vous avez une belle bête ? Eh bien maintenant, il en faut une meilleure !» », résume Gérard. Peu, mais de l’excellent... à sa naissance, il y a 66 ans, cela se traduisait par quatre bœufs, quatre vaches – dressées et attelées- et 25 moutons sur 30 ha « bois compris », au Gay. La jauge traditionnelle des fermes d’alors, ici, en zone de montagne, sur ces rudes terrains argilo-calcaires. Quand Patrick est né, il y a 39 ans, Gérard avait porté l’exploitation familiale à 80 ha. C’était le début des années 70. L’exode rural libérait des terres, mais la confiance en l’avenir les énergies, aussi, chez de jeunes éleveurs comme lui.
« C’est là qu’on est monté en puissance », poursuit le père. Comme cheval de bataille, Gérard a enfourché le bœuf, si l’on ose dire. Le bœuf Label Rouge, l’affaire de sa vie. Aujourd’hui ? Officiellement retraité, le père donne toujours la main aux bêtes, tant il y a à faire, mais Patrick dirige désormais l’exploitation. Soit 150 ha, en propriété ou en fermage, dont 130 de Surface agricole utile (SAU) avec 80 ha de prairies de fauche, le reste étant pour l’essentiel dédié aux céréales. Foin, blé, maïs qui nourrissent vingt mères pour un roulement à l’année d’une centaine de veaux, génisses, vaches et bœufs quant au cheptel total sur les pâturages... tandis que crapahutent, sur les espaces les plus rocailleux, 200 brebis Montagne Noire, « une race rustique appréciée des bouchers que j’ai faite reconnaître en 2006 », précise Gérard. De là à vivre de la viande, aujourd’hui en France...
« Heureusement, il y a la PAC, c’est 50 % du revenu de la ferme », résume Patrick alors que les bêtes s’éloignent vers le point d’eau. Tandis que son père, à côté, s’irrite : « La PAC, ça ne devrait pas exister et en plus, elle est très mal distribuée. La PAC, c’est la preuve qu’on ne paye pas le travail à sa juste valeur. Aux heures qu’on fait, il faudrait pouvoir vivre de ce qu’on produit de nos mains et pas de l’aide...
Mais le drame, c’est bien que sans, on ne vivrait pas... ». Deux constats de deux générations partageant une même réalité qu’ils prennent le temps d’expliquer, de retour à la ferme. Parce que sans ça, comment comprendre la PAC ? Le rapport compliqué qu’ils entretiennent avec ? Et d’ailleurs « qui sait encore aujourd’hui ce que c’est que l’élevage ? », interroge Gérard. A fortiori lorsqu’on fait du bœuf sélectionné et pas du tout venant, ainsi qu’en témoignent les dizaines de prix gagnés en concours entourant la porte de l’étable, au Gay, et les photos de victoire au Salon de l’Agriculture, les diplômes d’excellence dans le couloir et la salle à manger.
« Vous savez qu’il y a des gens qui ne savent même plus ce que c’est, un bœuf !», reprend Gérard, devant deux opulents mâles castrés, finissant d’engraisser, placides devant leur mangeoire. Retour aux fondamentaux...
« Chaque année, les mères donnent naissance à dix ou douze produits. On garde les veaux qui deviendront les bœufs gras et on garde les génisses qui, à deux ans, partiront soit à l’engraissement soit à la reproduction. Il faut cinq ans pour faire venir un bœuf et six mois de plus pour l’engraissement que nous faisons au blé, au maïs et au foin, produits uniquement sur l’exploitation », résume Patrick qui prépare la farine, son père défaisant une botte de fourrage qui fournit les 12 à 14 kg de ration journalière nécessaire à l’animal. Coup de fourche. Gérard prend une poignée d’herbe séchée...
« Sentez-moi ça, ces odeurs de fleurs, de miel, il y a au moins cinquante plantes différentes de nos montagne dans ce foin. Ça vous donne une viande sans égal », poursuit-il. Fier de pouvoir faire tâter la qualité entre entrecôte, filet et rumsteck, poire et merlan, sous le cuir souple. Quartiers de noblesse du Gay, en quelque sorte, comme ce bœuf gascon-là, Label Rouge, figure « à l’étal de la boucherie Jérôme et à la carte du chef étoilé Franck Renimel, à Aureville », ne manquent pas de souligner père et fils. Façon aussi de mesurer le chemin parcouru d’hier à aujourd’hui.
La Gasconne ? Au pied de l’escalier menant à l’habitation, la collection de jougs patinés, taillés par le père, le grand père et l’arrière grand père témoigne. « C’était la race de travail. Une bête pour les Pyrénées, très rustique, adaptée aux terrains difficiles et très recherchée par les bouchers, à l’époque, parce qu’elle avait une ossature très fine et que le grain de la chair était fin, aussi : une viande persillée, de belle couleur et goûteuse », détaille Gérard. « Mes parents travaillaient avec deux paires de vaches, même après l’arrivée de notre premier tracteur, en 1965, et moi j’en ai toujours gardé une paire dressée à l’attelage pour les petites parcelles, planter les pommes de terre par exemple », poursuit-il. Des vaches, oui, pas des bœufs, car il faut aussi penser en durée de dressage, sachant que les vaches vivent plus longtemps...
Non, les bœufs, eux n’ont désormais d’autre joug que celui de satisfaire au Label Rouge. À 6 euros le kilo/carcasse, soit environ 3000 euros la bête de 900 kg, en moyenne, laissant environ 60 % de sa carcasse à la gastronomie... « c’est un super rendement pour le boucher », ponctue Gérard, comparé au 4,50€ kilo/carcasse d’une belle vache. « Sauf que notre revenu dépend évidemment du nombre de mâles nés » , rappelle Patrick. Qui, même s’il fait une moyenne de huit bœufs par an, qu’il y ajoute les vaches engraissées également vendues et les brebis, ne « fait pas le smic », s’ils se met à compter ses heures et l’investissement global. Debout six heures, fin de journée vers 20 heures, hors vêlages...son père a une échelle de mesure simple pour évaluer tout ce travail qui a été de moins en moins rémunéré : le prix de la baguette comparé au prix de la viande.
« En 1980, une belle vache « maigre », c’est à dire pas encore engraissée, pouvait se négocier 6000 à 6500 francs soit pas loin de 1000 euros, le bœuf (rôti dans tranche) se vendait en moyenne à 53 francs le kilo à l’étal soit 8€ et la baguette se vendait 1,70 franc, O,25 cent d’euros. Aujourd’hui, le prix de la vache n’a guère bougé alors que le prix du carburant et des investissements sur l’exploitation n’ont fait qu’augmenter, mais à l’étal, le baromètre de la consommation donne le bœuf à 15/16 euros le kilo en moyenne tandis que la baguette est à 0,90, ayant pris 35 % depuis 1999. Vous imaginez combien il faudrait qu’on multiplie nos prix pour ne vivre que de notre travail ? C’est aussi pour que le consommateur puisse encore s’offrir de la viande qu’il y a la PAC, sans aide, personne ne pourrait acheter de la viande, alors que nous, on voudrait que tout le monde ait accès à la qualité à un prix abordable. »
La qualité ? Pas question de ne pas partager le déjeuner devant la cheminée. Jambon maison n’ayant rien à envier au Noir de Bigorre, saucisson... Maïté présente maintenant les deux pièces de bœuf maison, bavette et entrecôte fondantes. Et toute la gloire du Gay est là, dans la poêle, dans ce rouge épais du jus : pas d’eau, pas de perte. Que les sucs et le goût. « Notre viande, c’est une viande qui ne relâche pas de ressuyage ! », pointe Gérard. Au mur, le diplôme dont il est le plus fier domine la tablée, consécration que contemplent ses « Premier Prix » au Salon de l’Agriculture, toujours dans les trois premiers pendant 20 ans... « C’est le diplôme de meilleur éleveur engraisseur décerné en 1998 par l’académie de la viande, signé par le président Chirac et le ministre de l’Agriculture de l’époque, Jean Glavany ». L’histoire, il ne s’en lasse pas : sa carcasse de gasconne qui stupéfie les bouchers... « Elle n’avait pas perdu d’eau, ils voulaient savoir « comment ? » Et ça, il n’y a que l’engraissement comme nous le faisons ici pour y arriver ! Sans ensilage, sans aliment ! Je leur ai dit et montré. » Fromage, gelée de coing maison... Le roi n’est pas notre cousin. Les hommes descendent. On se lève pour suivre. Maïté dessert. Félicitations à la cuisinière. « C’est parce que Patrick a voulu repartir qu’on a tenu le coup », lâche-t-elle. Larmes surgissant au bord de l’oeil... « Parce qu’il y a six ans, il a fallu abattre tout le troupeau ». Drame soudain qu’elle ne peut oublier.
De fait, aux murs du Gay, les médailles s’arrêtent en 2011. Un tour dans un autre pré, voir le taureau. Retour devant la cheminée. 2011 ? Gérard et Patrick se rembrunissent d’un coup. Le regard du père se fait lointain, les larmes montent aussi. Pour le fils, ça reste à vif. « Ils ont trouvé quelques foyers de tuberculose, dans le coin. Et puis chez nous un bœuf « douteux », juste « douteux », le test était illisible en fait parce qu’il avait une irritation au cou. Il a fallu abattre tout le troupeau. Ils voulaient même nous faire abattre les veaux devant les mères, au pied de chez nous. Là j’ai prévenu que je ne les laisserai pas faire, alors ils les ont emportés... Un cheptel de 70 bêtes, une vingtaine de mères et une cinquantaine de veaux et bœufs à l’engraissement, des décennies de sélection génétique, on avait des vaches qui avaient des carrières énormes et on a perdu nos meilleures souches. Résultat des analyses ? Aucune de nos vaches positives... Les vaches ont été indemnisées, pas les bœufs : ça ne rentrait pas dans les cases administratives : ils n’étaient pas reproducteurs et eux croyaient qu’on avait 50 taureaux, on a dû leur expliquer qu’on faisait des bœufs et on aurait peut être mieux fait de ne pas être honnêtes... », tremble encore Gérard. « Mais on n’a pas voulu baisser les bras, on avait la connaissance du métier. On était tout en haut, il a fallu repartir d’en bas, grâce aux souches de quelques lignées qu’on avaient vendues et qu’on a pu retrouve. », reprend Patrick. Les bœufs nourris tout à l’heure ? « Eh bien oui, en fait, ils font partie des premiers à ressortir de notre étable, à dire la renaissance de notre élevage, son retour au top... »
Prix du travail pas payé, « le petit toujours pénalisé », phrases qui tournent en boucle dans les têtes. Jusqu’à la tragédie, parfois, se rappelle-t-on alors, sachant que le suicide est la troisième cause de mortalité dans le milieu agricole. Les statistiques de la MSA sont d’ailleurs claires. Le profil type du paysan au bout du rouleau est récurrent, parmi les rares qui osent appeler à l’aide le numéro de téléphone dédié à la prévention. Eleveur, il a entre 45 et 54 ans et doit faire face, seul, à des problèmes financiers, à un décès, un souci familial, avec à la clé un épuisement physique et psychique. « Souvent, ils travaillent plus de douze heures par jour sans revenu à hauteur de leur investissement personnel, ne prennent jamais de vacances, se retrouvent isolés », nous avait ainsi résumé un médecin (Cf DDM du 24/01/2017) et « La surcharge administrative est souvent « la goutte d’eau » qui fait déborder le vase », soulignait également le milieu. Dans ce contexte, la force qu’il faut pour repartir, quand on a vu abattre toutes ses bêtes ? Silence. « On a redémarré parce que Patrick ne voulait pas abandonner, parce que c’était notre histoire et notre raison de vivre », disent en substance les parents... « Mais sans le Label Rouge, on ferait zéro », constate Patrick, contestant comme son père le découplage des aides de la PAC, allant aux exploitations et plus aux productions.
« Celui qui fait mal, qui ne respecte pas la qualité et bâcle le travail, gagne finalement plus que celui qui fait bien, qui investit et qui s’investit si on y réfléchit, tant pour les moyens qu’il y met que pour le temps passé », estime Gérard, tranchant « il faudrait une PAC qualitative alors qu’on donne les sous à une PAC improductive ». Patrick détaille : « on touche les aides pour la surface et pour les vaches allaitantes -soit une vingtaine de têtes chez nous- alors qu’on a un cheptel total d’une centaine afin d’assurer un produit d’excellence. Ce n’est pas le nombre de vaches qu’il faudrait prendre en compte mais bien la qualité des produits et qu’on soit aidés pour qu’à la sortie, le consommateur, lui, ne paye pas plus cher ». Au delà du qualitatif ? « L’environnemental devrait être pris en compte, aussi ». Ces paysages de montagne, chers à l’économie touristique... « ce sont les paysans qui les ont dessinés et qui les entretiennent. S’ils disparaissent, ce sera le retour de la ronce, des broussailles, du taillis avec en plus l’explosion d’espèces sauvages dont on voit déjà les dégâts à la périphérie des villes, avec les sangliers sans parler de l’ours qui nous a fait perdre quatre bêtes, cette été aux estives. Ça aussi, ça devrait être pris en compte. »
Partir du prix du producteur afin qu’il puisse décemment vivre de son métier : la question qui était au cœur des récents Etats-Généraux de l’alimentation. Mais pas la seule. « Au début de la PAC, pour assurer la sécurité alimentaire, la spécialisation de l’élevage bovin a été privilégiée aux dépens des races mixtes. Depuis les quotas et l’émergence de nouvelles préoccupations sociétales et planétaires, la tendance est à la diversification des systèmes mais des changements plus profonds sont nécessaires pour répondre aux enjeux à venir » notaient déjà en 2009 la revue Fourrage, de l’association française pour la production fourragère. Regrettant en substance que la quantité prime encore sur la qualiait, elle soulignait : « Face aux nouveaux enjeux planétaires (GES, biodiversité, environnement...), les acteurs de la filière (...) devraient raisonner les types de vaches en fonction de la diversité des milieux en préservant leur spécificité d’herbivores et la coproduction de biens publics associés aux prairies ». Une préconisation dont l’élevage Respaud semble bien l’illustration, aujourd’hui, avec une race 100 % locale nourrie 100 % localement. 420 000 éleveurs en 1984, lait et viande confondus, 86 000 en 2009, soit -80 % en 25 ans...
Il ne reste aujourd’hui que 11 900 élevages « éleveurs-engraisseurs » sur en France. Les Respaud deviendront-ils le modèle ou de plus en plus l’exception ? Des aides ciblées sur la qualité et la fin du découplage : ce qu’ils souhaiteraient pour que le meilleur soit à la portée de chacun.
Le lait, de la vache à la mise en PAC
Christian Bousquié et Fabien Pezet misent sur les laitages maison et la vente directe.
Petit à petit, le Ségala retrouve ses couleurs. Le soleil a fini par percer. Le brouillard se déchire et découvre le vaste point de vue sur les collines depuis Quins, ces puechs et leurs lignes de crête, à l’ouest de l’Aveyron. Gris dissipé et neige presque fondue, ne restent donc finalement en noir et blanc... que les vaches de Christian et Fabien, dans le paysage s’ébrouant du premier vrai passage de l’hiver. Vingt-cinq Prim’Holstein qui ruminent tranquillement sur la paille fumante après la traite « et trois Abondance », précise Fabien.
Ici ? On est au hameau de Truels, chez Christian Bousquié, 56 ans, et son gendre, Fabien Pezet, 29 ans. Celui qui a voulu être la relève pour que le lait à la ferme demeure une affaire de famille. « Parce que si le jeune n’avait pas voulu rester, j’aurais arrêté », lâche Christian dont Raymond, le père, avait démarré la production laitière sur l’exploitation, au tournant des années 60. Le jeune ? Fabien Pezet, donc... Entrepreneur atypique qui en 2014 a misé sur le litre de lait frais pasteurisé, le yaourt et le fromage blanc « maison », distribués en circuit court, pour redonner un avenir baptisé « Séga’Lait » à ce que les deux précédentes générations de Bousquié avaient construit.
Charlotte réglementaire sur la tête, bottes et blouse blanche... ce matin, comme deux fois par semaine, il est ainsi aux manettes pour mettre en pots 600 des 2000 yaourts que produit hebdomadairement leur EARL de Truels. Curieux mélange d’odeurs entêtantes du lait frais et des désinfectants de rigueur dans cet atelier, évidemment aux dernières normes... Pour le visiteur c’est alors la collision de souvenirs d’enfance, de traite des vaches à la main dans l’étable, de brin de foin flottant à la surface du seau, sur la “peau”, avec la réalité des laboratoires alimentaires d’aujourd’hui, tout d’asepsie et de traçabilité... Et ce faisant, tandis qu’il raconte l’aventure de Séga’Lait, Fabien dessine à travers son propre portrait celui d’une époque où chaque ferme, ayant autrefois misé sur le progrès, est aussi désormais condamnée à inventer ses solutions pour reconquérir cette fierté paysanne que le productivisme a mis à terre : vivre de son travail.
Fabien ? Rien pourtant qui le prédestinait à viure, decidir e trabalhar al pais. Racines lotoises par son père, enfance et adolescence sur la Côte d’Azur, saxophone, arts du cirque mais aussi deux BEP dont un de plombier-chauffagiste « pour avoir d’autres métiers entre les mains »... Fabien, donc, c’est d’abord l’histoire d’un « intermittent du spectacle » qui tournait plutôt pas mal avec sa fanfare de rue. « Mais en fondant une famille j’ai voulu « me poser » et la ferme m’intéressait. Au départ, j’étais parti sur du hors sol, du veau de boucherie. On a fait le calcul avec mon beau-père : l’exploitation ne permettait pas de vivre à deux. » Et puis il y a eu l’idée...
Le temps de recharger la colonne de pots vides, de vérifier le niveau du yaourt, il reprend : «Quelqu’un nous a dit « Pourquoi ne faites vous pas le lait en vente directe ? » ». Une évidence soudaine. Surtout pour Christian Bousquié. « À l’époque de mon père, le camion du laitier ne descendait pas jusqu’ici, à Quins. Mon père collectait alors le lait frais de tout le monde et le portait à Carcenac. Voyant ça, au jeu de quilles le dimanche, des gens du coin ont commencé à lui demander s’il ne pourrait pas leur porter une bouteille en route. Il a servi l’un puis l’autre... et à la fin, il avait une belle tournée. Le soir, il faisait la traite, mettait en bouteille puis livrait le matin, cent litres par jour », explique Christian. Fabien est reparti de là pour créer Séga’Lait, mais en ajoutant les laitages.
Formation pour devenir « jeune agriculteur » et bénéficier d’une aide à l’installation qui le laisse encore dubitatif, tant côté contenu que côté financements, puis première livraison de lait en juillet 2014, de yaourts deux mois plus tard... Pour la bouteille de lait frais entier pasteurisée, ils sont passés en trois ans de 10 à 70 clients à chaque livraison et servent en fromage blanc et yaourts environ 300 particuliers sur le marché de Naucelle ou à domicile, ainsi que toutes les petites épiceries et grandes surfaces alentour qui ne sont pas soumises à une centrale d’achat. Un nouveau casier de pots remplis, à livrer cet après-midi, et Fabien poursuit : « Nous produisons-en moyenne- 500 litres de lait par jour. Sur le total annuel, 150 000 litres partent à la laiterie coopérative et nous en transformons 35 000. » poursuit-il. Les chiffres parlent ensuite d’eux-mêmes.
Lorsque sur les 45 cents du pot de yaourt vendu localement 37 reviennent à la ferme, le calcul est rapide : « les 150 000 litres de lait rapportent 70 000 € à l’exploitation et les 35 000 litres transformés en produits laitiers rapportent 38 000 € dont 30 000 € pour les yaourts ». Un ratio qui laisse de quoi voir venir, alors ?
« 108 000 € ? Tout passe dans les frais de la ferme et il y a déjà 80 000 € d’investissements pour le labo, la voiture frigo », corrigent gendre et beau-père. Et on y reviendra à l’heure de la traite du soir... Car en attendant, après déjeuner, Fabien part livrer. Les mardis et jeudis, il fait sa tournée « lait », quatre heures pour faire cent kilomètres, en moyenne, « mais le plaisir de s’arrêter, de rencontrer les clients, c’est le côté contact que j’aime dans le métier », reprend-il. Aujourd’hui mercredi ? Direction Terre Ségala, à Naucelle gare où l’association de 55 producteurs locaux qu’il préside a monté un magasin flambant neuf, avec le soutien de l’intercommunalité. Produits garantis aveyronnais ou ne provenant que de la région : l’un des points de vente des bouteilles et yaourts Séga’Lait.
Créer ou sauver des emplois locaux, « avec des salaires décents »
Salariée de l’association, Delphine tient le magasin, lumineux, aux rayons plaisamment achalandés. « Nous dans le circuit court et la production locale, c’est d’abord ça qui nous motive : sauver ou créer des emplois décents avec des salaires décents », explique le producteur-livreur-président, rangeant ses produits dans le présentoir réfrigéré. Conscient quand même d’occuper « un marché de niche ». Et soulignant « tout le monde ne peut pas le faire et ça marche parce qu’on est deux. Christian s’occupe des bêtes, moi de la transformation et de la vente et pour moi, il ne serait pas possible de continuer seul. »
Dehors ? Certes, le paysage est beau. Mais le cadre ne fait pas salaire et les conditions hivernales sur l’Aveyron rappellent aussi ce que ça signifie, « livrer à domicile » dans ce Ségala classé en zone montagne où la tiédeur de la salle de traite est aujourd’hui la bienvenue, à 18 heures, en ce début d’hiver. Christian est déjà à l’oeuvre, nettoyant et préparant les pis des vaches. Cinq laitières en épi de chaque côté de la fosse. Il fixe les embouts de la trayeuse. Bruits de pompe mécanique. La conversation repart sur la PAC... 108 000€, donc, c’est ce que rapporte le lait. Mais « c’est juste ce qui couvre les frais, pour une exploitation comme la nôtre qui vit sur 30 hectares pour produire le fourrage, le maïs et le blé servant de complément alimentaire aux vaches », chiffre Fabien. « Rien que l’assurance... quand je me suis installé, c’était 1500 francs par an, aujourd’hui, c’est 4000 €, 26200 francs, en quatre fois. Le lait était payé à l’époque 2,20 francs le litre. Aujourd’hui, 340 euros les mille litres, 0,34€ le litre trente ans plus tard, ça fait 2,22 francs... le même prix alors que tout a augmenté, le gasoil, les investissements », illustre Christian, en écho. Du coup...
« Sans la PAC, on ne vivrait pas... »
« Sans la PAC, on ne vivrait pas, on n’aurait pas de revenu. La PAC, qui représente environ 18 000€ par an pour l’exploitation, c’est ce qui nous permet d’assurer la trésorerie sur la partie laiterie qui n’est pas rentable, c’est à dire le lait vendu à la coopérative », résument-ils. « D’ailleurs, si on prend les choses froidement, rien n’est rentable », pointe Fabien. Pour faire du lait, il faut que la vache ait un veau... « une insémination, c’est 62 €. Si elle donne un joli mâle, il sera revendu 70€. Mais en attendant de le vendre, tu le nourris avec quatre litres de lait pendant quinze jours soit 60 litres de lait. 60 x 0,34€ = 20€. Rien que là, entre l’insémination et la revente, tu as perdu 12€ et à supposer que ton veau ne soit pas tombé malade, qu’il n’ait pas fallu appeler le vétérinaire... »
La trayeuse rythme la conversation. Au milieu des tuyaux et des barrières métalliques de la salle, un petit chat s’aventure entre les pattes des vaches pour laper le lait gouttant sur le sol. Image de calendrier PTT vite effacée par la suite de la réalité. « La PAC, ça paye nos deux salaires, 9000 € par an par personne et sans les salaires des femmes qui elles travaillent à l’extérieur, il n’y aurait pas de vie possible à la ferme », reconnaît Fabien, même s’il concède aussi que traditionnellement et comme partout, l’exploitation permet de couvrir partie des frais du quotidien.
Réformer les intermédiaires
Nonobstant...« La PAC est versée en fonction du nombre d’hectares et de bêtes, mais le problème, c’est qu’il faudrait une PAC au cas par cas alors qu’il s’agit d’une généralité européenne, qui ne fait pas dans le détail. Handicap naturel, zone montagne, même à l’intérieur de ça... Le Sud de l’Aveyron ne travaille pas de la même façon, selon qu’on est dans le Ségala ou en Quercy. Idéalement, si l’on voulait réformer le système, il faudrait que la PAC soit une ligne de conduite écologique, une éthique de production », poursuivent les deux hommes qui prônent la « ferme ouverte », pour leur exploitation. Affiché près de la porte de la laiterie, un dessin d’enfants « en remerciement » confirme les visites scolaires. « Nous, humblement, par exemple, on essaye de remonter l’image de la Prim’Holstein, on refuse de lui faire « pisser » le lait et on a réussi à le remonter à 50 points de matière grasse », souligne Fabien. Bref ? « Il ne faut pas subventionner des bâtiments agricoles ou un nombre des places dans les stabulations alors qu’il n’y a pas de bétail dedans », estime-t-il, allusion à d’aucuns jeux d’écriture légaux, sachant jouer entre le nombre de têtes déclarées et la réalité quotidienne.
Réformer, oui, la PAC, vers plus de qualitatif, mais « la filière lait », aussi, avec une « vraie réforme des intermédiaires ». Déjà entendue chez le céréalier, chez le producteur de bœufs label rouge, la phrase revient. Toujours. « Le prix devrait être fait en fonction du travail fourni », répète Raymond, le regard fatigué. Qui en a marre « d’avoir toujours l’impression que l’industriel dicte ses conditions de marché à l’Europe », résumant « la PAC, c’est ce qui permet de garder les gens tranquilles ». Sans prendre en compte la fracture existentielle que cela produit chez le paysan. « Quand tu es producteur, tu as envie de vivre de ton travail, de ta production et pas d’aides européennes. Tu imagines l’image que ça renvoie au client ? », soulignent l’un et l’autre.
Sur le marché de Naucelle, Fabien entend les réflexions lorsqu’il installe son stand pour vendre la production de la ferme. « Té, les perfusés de l’Europe ! », « Vous avez eu les aides, vous allez acheter un tracteur du coup ? »... « C’est dingue, non... on nourrit le monde et on n’a pas forcément une bonne image », secoue la tête Christian. Il libère la dernière vache. « Les aides, ce n’est pas une politique à long terme... La PAC est indispensable, mais pas le système pour l’agriculture. L’agriculteur doit vivre de ce qu’il vend mais aujourd’hui, il n’a plus aucune défense et au prix où le lait est payé, bientôt, il n’y aura plus de laiterie. Alors nous, on part pour se débrouiller tout seul. »
La PAC : “Une aide positive à l’investissement"
Philippe Coste, vigneron à Peyriac-Minervois
Un jeu de lames circulaires tourne autour des pieds de vigne pour couper les nouveaux rameaux sans toucher les fils. Et vu le vent glacial, personne ne regrette le sécateur cet après-midi. Aller et retour du tracteur... Salarié de l’exploitation, Bernard Dal Zotto effectue la pré-taille d’hiver sur une parcelle de Peyriac-Minervois tandis qu’en bout de rang, Philippe Coste, 57 ans, présente l’histoire du domaine familial de 50 hectares. Du côté du grand-père maternel, le vin c’était à Bagnoles, une dizaine de kilomètres à vol d’oiseau. « Et puis on a acheté ici et je suis venu m’installer en 1980 », précise Philippe, « sur ce vignoble qui est un des plus mixtes de France », rappelle-t-il.
Climat méditerranéen sur terrains allant de l’argilo-calcaire, à la terrasse de galets roulés en passant par marnes, grès et calcaires, « le Minervois, c’est 27 000 hectares classés dont 12 000 d’AOC et pour ce qui me concerne, je produits 50 % d’AOC et 50 % d’IGP Pays d’Oc », poursuit ce vigneron dont la philosophie est de « produire moins, mais mieux ». L’empreinte qu’il donne aussi à la coopérative locale Tour Saint-Martin, 5 salariés pour 34 adhérents produisant environ 16 000 hectolitres par an. « La qualité plutôt que la quantité, l’idée, c’est aussi de garder taille humaine et de faire de la coop une entreprise familiale », poursuit-il, témoin des bouleversements qu’a connu la filière depuis 40 ans.
Aujourd’hui, l’Occitanie est la première région viticole de France. Et l’Aude son deuxième département en termes de production. Schématiquement deux mondes viticoles s’y côtoient. Les plaines de Narbonne et du littoral et les terroirs adossés au caillou, le sud de la Montagne Noire pour le Cabardès et le Minervois, les premiers contreforts des Pyrénées pour la Malpère et les Corbières. Grandes propriétés et volumes du côté des premiers, tradition de petites vignes familiales chez les seconds... Depuis 2000 ans, la vigne a façonné les paysages audois, l’histoire des hommes.
En 1907, il y a eu la révolte du Midi Rouge. Derrière Marcellin Albert, les vignerons victime de la terrible crise viticole préfiguraient déjà à leur manière un combat écologiste contre des pratiques frauduleuses avec les vins d’Algérie qui les réduisaient à la misère. En 1976, ce furent les affrontements tragiques de Montredon, suivis d’une trentaine d’années de luttes régulières du Comité régional d’action viticole contre les importations à prix cassés de vin espagnol tandis que parallèlement, la filière se restructurait en... arrachant. Entre 2000 et 2010, le vignoble languedocien a ainsi arraché 21,3 % de sa surface dans l’Aude et l’Hérault, pour tomber à un peu plus de 200 000 hectares dans une logique désormais plus qualitative que quantitative pour la majorité. Mais le retour d’une nouvelle concurrence des vins à bas prix de la Mancha espagnole a bien failli tourner vinaigre, l’an dernier.
Une dizaine de vignerons à Peyriac-Minervois
« Dans le Minervois, 50 % du potentiel de production ont été perdus en 30 ans. À Peyriac, il reste une dizaine de vignerons à temps complet et 25 petites propriétés familiales cultivées surtout pour apporter un complément de revenus. Mais nous, nous ne sommes pas les plus malheureux ni les moins bien lotis. Nous n’avons pas été touchés par cette crise de 2017 alors que nous avions été impactés par celle de 2006 au niveau des appellations, secteur qui était en croissance constante depuis 2000 », reconnaît pour sa part Philippe Coste. Comme il n’est plus question de « faire pisser la vigne » : « la cave d’aujourd’hui évite le sur-pressurage et s’est repositionnée dans ce qui était notre bon volume, notre juste dimension ».
Ce jour-là ? Le maître de chais Stefan Dundov prépare les échantillons pour Vinisud, à Montpellier et discute investissements futurs avec Philippe, pour un nouveau pressoir. D’origine bulgare, il a fait l’école supérieure d’agriculture d’Angers et quelques grandes maisons viticoles. Confirmer dans le verre le clin d’oeil envoyé au client par cette photo de Paul Bocuse devant un Tour Saint-Martin au dessus du comptoir à dégustations : l’ambition du Château Peyriac, le haut du panier de la cave coopérative. Mais avec une fourchette de prix raisonnable, entre 3,50 et 7,50 € la bouteille quant à la gamme des blanc, rouge et rosé proposés.
Plus de 30 % du chiffre d’affaire en vente directe, 20 % à l’export, le reste vendu en vrac traditionnel et 10 % de vin bio dans le volume total, sachant que pour le reste « on fait de plus en plus gaffe aux produits phytosanitaires »... L’ambiance n’est pas à la fuite en avant vers le « toujours plus » mais à gérer sans excès un capital commun. Approche que ne renierait pas sans doute le pacifiste Louis Barthas dont les carnets de guerre de 14-18 restent un monument, l’esprit du tonnelier socialiste qui lisait Marx, Hugo, Zola et Anatole France ayant sans doute un peu infusé, dans sa patrie de Peyriac-Minervois.
La PAC, dans ce contexte ? « On pourrait vivre sans », reconnaît Philippe Coste. Avant de préciser : « en fait, dans le monde viticole, ce que l’on appelle la PAC, c’est l’aide à l’investissement, à la restructuration. Si je prends par exemple le pressoir qu’on doit acheter pour la coopérative, eh bien cela représentera 27 000 € sur les 90 000 € que coûte la machine et lorsque nous replantons un hectare, cela représente 11500€ de subventions européennes. » Ce faisant et sachant que par ailleurs la profession perçoit des aides à la communication pour la promotion dans les pays tiers (hors union européenne) – 600 000 € de la région, par exemple, pour le marché chinois dont 50 à 60 000 € pour le Minervois- mais aussi des aides à la « prestation vinique ». « Pour nous, il vaut mieux que la PAC continue à financer les investissements plutôt que d’avoir des aides directes à l’hectare », estime Philippe Coste. Vigneron portant donc un regard positif sur la PAC car « en l’occurrence, globalement, elle répond plutôt bien aux besoins des viticulteurs. »
Savoir cultiver son jardin
Séverine Monzies et Tiffen Tolnay, maraîchers en Ariège
Cinq ans qu’ils sont installés à la ferme de Barané et... « on n’a jamais vu ça », secoue la tête Séverine Monzies, 30 ans, contemplant l’inondation. Pluie incessante en cette fin d’hiver, l’eau campe désormais entre les sillons des champs en bord de Lèze, ruisselle sur les serres, creuse ses propres ornières et noie le paysage. Mais demain, c’est jour de marché au Mas d’Azil, en Ariège. Alors peu importe si on patauge, il faut cueillir et récolter. La chicorée italienne, la mizuna « la moutarde japonaise », précise Sèverine, de beaux radis rutilants sous l’eau, du persil, de la coriandre, des choux, du mesclun et de la mâche...
Avec ses deux stagiaires, elle remplit les cageots. L’opinel en main, elle avance penchée sur la terre collante et grasse, au mieux, sous les bâches, et, dehors, dans la boue entre les flaques. Et comme pour retourner à la remise de stockage le tracteur risque de creuser encore plus le chemin, d’aggraver les dégâts... c’est avec la brouette chargée façon gratte-ciel qu’elle se lance, bricole à l’épaule pour remonter laver tout ça, dans leur petit atelier de préparation, tandis que Tiffen Tolnay, son compagnon, continue sous son ciré jaune les travaux du jour.
Tiffen ? Lui a 33 ans. Et le Brevet professionnel de responsable d’exploitation agricole. « C’est lui qui a été formé à l’agriculture biodynamique, au départ, moi j’ai appris sur le tas : je suis juriste spécialisée dans le droit de l’environnement, à l’origine », sourit Séverine.
L’exploitation agricole pensée comme un organisme vivant et à respecter en tant que tel, en harmonie avec les cycles naturels à commencer par les lunaisons comme calendrier prioritaire pour obtenir de meilleurs produits : leur credo et donc leur projet au Jardin du Pas del Roc, où, tout intrant, tout produit chimique, est évidemment interdit.
« Pas de paillage plastique, pas d’hybrides F1 et évidemment tout le travail fait à la main, mauvaises herbes comprises... Nous ne cultivons que des variétés anciennes et aucun légume trafiqué », explique le couple tandis que Tiffen, lui, privilégie également la traction animales, le cheval, dès que c’est possible pour travailler la terre. Au final ? De beaux produits, ce matin, que le gris du jour n’éteint pas. Et des radis craquants et goûteux.
« Nous nous sommes installés ici en 2013 parce qu’éleveurs de vaches limousines, les propriétaires de la ferme de Barané avaient un surplus de fumier qui nous permettait d’amender sous forme de compost le terrain qu’ils nous laissaient pour nous lancer, c’est à dire deux hectares de surface disponibles pour du maraîchage au bord de la Lèze, avec cet avantage d’être plats et bien irrigués », résume Séverine.
Un emprunt privé de 40 000€, « remboursé en deux ans » : depuis, avec une recette pouvant aller jusqu’à 1500€ par marché hebdomadaire, l’été, mais réduite en moyenne à 400€, en hiver, à laquelle s’ajoute la quinzaine de paniers qu’ils préparent à leurs habitués, le vendredi et leurs surplus vendus au collège du Mas ou à la Biocoop de Foix, « nous vendons pour environ 40 000 € de légumes par an », calcule Séverine. Les charges pèsent 20 000€. Restent 20 000€ pour eux deux, Tiffen étant installé à titre principal et elle « conjointe collaboratrice ». Soit 1666 € par mois, soit 833€ par personne, soit encore moins, en réalité puisqu’ils réinvestissent dans l’exploitation. « Mais c’est aussi un choix de vie, nous ne sommes pas dans la logique de la société de consommation, plutôt le contraire, même », rappellent-ils.
N’en demeure pas moins que la PAC leur renvoie -à eux aussi- l’image d’un monde qui ne tourne pas trop rond, quant au sort qu’il réserve à ceux qui produisent. « La PAC étant calculée sur la surface et nous n’ayant que deux hectares, ça ne fait pas beaucoup. Nous sommes début 2018 et venons juste de toucher la PAC 2015. Honnêtement, ce n’est qu’en fin d’année, en faisant la comptabilité qu’on s’est aperçu qu’on ne l’avait pas encaissée. Elle représente 1300 à 1500€ par an, c’est mieux de les avoir et nous ne crachons pas dessus : c’est toujours gênant si ça ne tombe pas. Mais ça n’est pas la part décisive de notre revenu », note-t-elle. Tandis que pour l’éleveur de brebis voisin...
«Lui fait le même chiffre que nous : 40 000€ par an, mais les aides représentent 30 000 € pour 10 000€ de bêtes vendues. La PAC aide donc plus les éleveurs que les maraîchers notamment parce que si l’éleveur devait vendre sa viande au prix réel, les gens ne mangeraient plus de viande. Ça prend toujours plus de temps d’élever une bête pour l’amener à maturité que de semer, planter et récolter des légumes. Pour nous, en circuit court, notre production est à vendre seulement quelques mois plus tard. Le maraîchage est donc moins dépendant des aides de la PAC et nous sommes plus autonomes. »
Ce que serait alors une « bonne PAC » pour eux ? Même réponse que chez l’éleveur, le laitier, le céréalier qui ont constaté le divorce entre la quantité de travail investie et leur revenu, ces dernières décennies... Ce serait d’abord et dans l’absolu... que la PAC ne soit pas nécessaire. Afin « que nous puissions tous vivre de nos métiers sans vivre des aides », tombent d’accord Séverine et Tiffen, maraîchers et militant pour un changement drastique de modèle économique qui choisirait l’être plutôt que l’avoir. Le durable plutôt que le court-terme. « Pour nous, les gens devraient payer le prix réel des choses et devraient mieux s’interroger sur leurs dépenses et consommations superflues, avant de dire que ce qui est bon est toujours cher », concluent-ils.
Pierre Lebbe, pionnier de la méthanisation : “La simplicité est la meilleure des subventions”
Comme Pierre Rabhi, son retour à la terre a commencé par les chèvres. «C’était le moins cher pour se lancer», sourit cet autre Pierre. Pierre Lebbe, né à Bruges il y a 62 ans… moins médiatique mais pas moins pionnier dans l’agro-écologie, du côté de Madiran, dans les Hautes-Pyrénées.
Son histoire ? Atypique, elle prend ses racines entre betterave sucrière et bière du côté d’industriels et de brasseurs belges. « Mais ma mère ne supportait plus ce milieu d’où venait mon père ni la Belgique, alors comme mon père aimait ma mère, ils sont descendus de plus en plus au sud », sourit Pierre Lebbe. Qui arriva donc un jour à Sarrouilles, près de Tarbes, avec toute la famille.
Etudes et bac C au lycée Théophile Gautier en 1975 : sur le papier, pas grand chose le destinait alors à la terre. Pour ne pas dire « rien ». « Mais j’ai eu la vocation agricole très jeune. Ma sœur aînée avait épousé un éleveur. Dès 12 ans, je suis allé aider sur son exploitation. J’ai appris à faire une remorque de foin, à traire, à conduire le tracteur et pour moi, la ferme, c’était les vacances », se souvient-il. « Mais cela me semblait inaccessible quant à en faire mon métier », ajoute-t-il. À quoi mesure-t-on une vocation ? Il n’en a pas moins creusé son sillon et en a finalement fait sa vie.
Un deuxième bac scientifique, orienté biologie pour faire bonne mesure, suivi en 1978 d’un BTS agricole à l’école supérieure d’agriculture La Raque, près de Castelnaudary... Bientôt, il veut s’installer. Mais il n’a pas de terres. Et donc pas le choix. « J’ai repris une ferme pourrie et les chèvres, donc, parce que c’était ce qui demandait le minimum d’investissement, ce n’était pas cher et un élevage facile à monter », poursuit-il. Des sols pas drainés, pas entretenus, pas nourris... « La première année, j’en ai tiré 250 bottes de chiendent. Catastrophique. » Un bon voisin, ça compte. Le sien était un italien, « Christian Imberti, il m’a beaucoup aidé ».
Mais n’en demeure pas moins qu’à ses débuts, en 1981... Les goguenards guettaient entre vignes et maïs l’échec de ce jeune qui démarrait sur des friches et prétendait faire du fromage en pleine crise laitière. « Mais j’avais une bonne base de troupeau, des chèvres de race alpine. J’ai commencé sans débouchés, la laiterie de Villecomtal ne ramassait plus. Alors on a essayé les marchés et je me suis formé à l’école de laiterie de Surgères, en Charente Maritime. J’étais motivé, j’ai cherché de bonnes infos, je suis entré chez les grands fromagers de l’époque »... Patience, étude, méthode, travail : sa principale recette finalement.
Aujourd’hui ? Son exploitation couvre désormais 35 hectares, « en propriété » et 150 chèvres produisent 100 000 litres de lait par an dont 70 000 sont transformés en fromages lactiques moulés à la louche et 30 000 en tome pressée. Mais pas seulement. Car chez Pierre Lebbe, à Villefranque, s’il y a désormais une fromagerie de référence fournissant les meilleurs étals spécialisés d’Occitanie, sur laquelle veille son épouse Annick, il y a aussi, en hommage à ses origines, une brasserie artisanale produisant l’Amalthée, délice de bière bio sans oublier, donc… ce «gaz de chèvre», qui lui permet désormais d’être autonome, côté énergie : un modèle de recyclage et de valorisation des déchets produits par une exploitation.
Pour résumer ? Produire, mais à l’intérieur d’un cercle le plus vertueux possible a toujours été une préoccupation majeure, pour Pierre Lebbe, ancien porte-parole local de la Confédération paysanne. Ici ? Outre l’herbe et le foin, les 150 chèvres mangent occasionnellement les drèches, levures et radicelles de malt laissés par la brasserie. Ceci éliminé, elles produisent du fumier. Fumier qui part dans une grande fosse, le digesteur, où, sous bâche et dans l’eau, les bactéries produisent du biogaz.
Ce biogaz ? En l’état, il n’est pas directement utilisable : c’est un composé de méthane et de gaz carbonique. Il faut le « purifier ». « Le biogaz subit donc un lavage à l’eau et la dissolution du C02 dans l’eau permet alors de recueillir un méthane d’une qualité supérieure au gaz de ville », explique Pierre qui poursuit « ce « gaz des champs » se substitue aux achats de propane pour sécher le malt et fabriquer la bière et la voiture que j’ai équipée au GNV peut aussi rouler avec, une fois qu’il a été compressé ». Mais enfin et presque « surtout »... « ce gaz de qualité permet de faire fonctionner un co-générateur à sa puissance nominale pour une production d’électricité consommée sur l’exploitation et dont seuls les excédents sont commercialisés sur le réseau ERDF via Enercoop, coopérative de production et de distribution d’électricité renouvelable dont je suis sociétaire depuis sa création. »
«Palier décisif»
Facile la boucle verte et vertueuse ? Dit comme ça, oui. Mais il a fallu 18 ans pour mettre au point ce système à la fois simple et performant, du digesteur à l’épurateur… et tout le goût de la recherche encyclopédique de cet « éleveur-chercheur ». Car outre son solide bagage en physique et en chimie, il a aussi planché sur les travaux d’Isman et Ducelier, recherches entamées dès les années 40 sur l’épuration du «gaz de fumier» et s’est adjoint expertise du spécialiste allemand Herckard Schneider. Une approche au cours de laquelle il s’est aussi aperçu que la méthanisation avait été délibérément oubliée par les pouvoirs publics avant d’être redécouverte.
« Il faut être honnête : je ne me considère pas comme un pionnier. Avant 1960, il y avait beaucoup d’installation de méthanisation en france, environ 1500, comme par exemple à Vidouze, dans ce département des Hautes-Pyrénées où cela permettait de chauffer, d’éclairer et de faire la cuisine à la ferme, ou de produire du gaz-carburant, comme à Andrest. C’était rare, mais ça existait. De plus, grâce à la proximité des gisements de Lacq, en Béarn, il y avait un bassin de connaissance sur le gaz dans la région. Malheureusement, cette histoire s’est perdue et -le plus paradoxal et qui pose le plus question- c’est que tout s’est arrêté... au moment de la première crise pétrolière... »
N’en demeure pas moins chez Pierre Lebbe ce « j’ai toujours aimé bricolé et faire par moi-même », un talent de défricheur-bâtisseur : son procédé s’appelle maintenant la « méthanisation sèche » et Gaz de Ferme le projet qu’il a monté en société avec Robert et Romain Casadebeig, père et fils. « Avec un méthane fermier pur à plus de 90 %, on franchit un palier décisif : il devient réaliste de tenter l’application économique », souligne ce dernier, spécialiste en biotechnologies, faisant un constat : « 4 000 digesteurs en Allemagne, 600 en France : la méthanisation ne se développe pas plus chez nous parce que la filière n’est pas adaptée à nos fermes ».
D’où l’objectif de Gaz de Ferme : «proposer son expertise et son savoir-faire pour un modèle de méthanisation adapté au contexte agricole des élevages familiaux». Pour justement que l’unité de méthanisation ne devienne pas une usine à gaz chez l’usager mais un «choix éthique raisonné» et rentable qui plus est, une installation qui puisse aussi apporter une certaine sécurité financière aux agriculteurs. D’où un autre regard, aussi et plus global sur l’exploitation agricole et ses revenus dans le contexte actuel qui voient les producteurs laitiers et les éleveurs ne pas vivre de leur travail et donc dépendre de la PAC pour leur revenu.
La PAC ? « Cela représente moins de 1 % de mon chiffre d’affaires, 0,75 % pour être précis », résume Pierre Lebbe. Plus direct encore, il ajoute : « cela représente aussi une source de perte de temps avec un dossier hyper-compliqué à remplir. Pour moi, c’est surtout un symbole d’inefficacité au niveau européen. Cela me fait penser à un horloger qui prétendrait réparer ses montres en travaillant avec ses outils au bout d’un manche à balai, vous dire la précision de l’action... Bref, c’est triste ».
Passionné par l’agronomie et fin connaisseur de l’histoire de l’agrochimie, imposée aux campagnes par la reconversion des industries de guerre et de leurs stocks de nitrates explosifs après 14-18, Pierre Lebbe poursuit : « Le choix des agriculteurs n’est plus fait en fonction des pratiques agronomiques et du bien-être animal mais en fonction d’une subvention et le métier de paysan se perd de plus en plus. Je dirais même qu’aujourd’hui, ça vire à la catastrophe. » Dans son collimateur, des mises aux normes qui n’ont fait qu’aggraver ET la situation économique des éleveurs en ruinant leur trésorerie ET la dégradation de l’environnement au prétexte de bonnes pratiques. Stocker le fumier, le lisier avant de l’épandre... « Le problème, c’est l’azote différé et concentré. Au lieu de contenir et régler ce problème, on l’a augmenté », dénonce-t-il.
Fort de son expérience et de ses observations, il explique : « Les lisiers stockés à ciel ouvert s’oxydent et c’est là que se forment les nitrates qui, au départ, n’étaient pas présents dans les déjections animales. Au lieu de limiter les nitrates, les mises aux normes les ont donc produits et le gaspillage d’argent comme le gâchis sont invraisemblables car cet argent aurait permis de construire des digesteurs pour piéger le méthane et l’utiliser comme carburant mais aussi pour piéger l’azote sous forme amoniacale, ce qui aurait été autant d’économies d’engrais pour l’agriculteur ! J’ai souvent entendu mes collègues railler les techniciens agricoles en disant « qu’ils faisaient les conseillers parce qu’ils n’étaient pas capables d’être paysans », malheureusement, cette remarque semble bien s’appliquer à l’Europe, aussi. L’avenir de l’agriculture se lit dans la nature, le sol, le climat. La simplicité est la meilleure des subventions.»“L’avenir de l’agriculture se lit dans la nature, le sol, le climat. La simplicité est la meilleure des subventions”
D’où aussi le combat dans lequel il inscrit Gaz de Ferme : « la méthanisation n’a pas pour seul intérêt de produire du gaz et de l’électricité à la ferme, c’est aussi un outil agronomique car le digestat obtenu et qui sera épandu après avoir produit son gaz a beaucoup plus d’intérêt pour les sols. Par exemple ? Il nourrit mieux la terre et inhibe la capacité germative des graines, dit en d’autres mots, on n’ensemence pas le champ avec de la mauvaise herbe qu’il faut ensuite traiter avec des pesticides. Plutôt que de raisonner en termes d’aides aux agriculteurs, donc, il conviendrait qu’on raisonne enfin sur ces autres revenus qu’ils peuvent générer avec leur exploitation afin de vivre de leur seul travail”, conclut-il.
Quelle aide à l’investissement technologique ?
Reportage sur l'azote dans une exploitation agricole à Villefranche-de-Lauragais
Ils ont attaqué leur journée à 5h30. « C’est la météo qui commande », résume Maurice de Guébriant, au bord du champ immense s’étirant entre l’autoroute et le canal du Midi, à Villefranche de Lauragais. Pour épandre l’azote nourrissant le blé dur qui pousse au printemps... il faut viser entre les déluges de pluie et les bourrasques de vent, en cette fin mars, éviter surtout cet autan qui éparpillerait ces
petites billes blanches trop loin des pieds ciblés. Et la fenêtre de tir est courte pour traiter les 130 ha prévus au programme. La carte du ciel le dit : ils ont un jour et demi, 36 heures. La seule incertitude, en fait, la météo. Car pour le reste, sur cette exploitation, la haute technologie vient désormais pallier l’à peu près, doser au plus juste l’engrais au mètre carré.
Antenne GPS sur le toit du tracteur, trois écrans à bord : au volant Nicolas Niel, ouvrier agricole, garde l’oeil autant sur sa trajectoire que sur les données qui s’affichent. Le régime de sa machine, la vitesse idéale et la quantité optimale versées selon l’endroit du champ : ce que calcule en permanence l’ordinateur de bord. Responsable « développement grandes cultures » à la coopérative Arterris, Christophe Rivayran explique : « le principe est simple. Geosys, notre prestataire, nous fournit des images satellite de la biomasse -c’est à dire de la végétation- sur les parcelles à traiter et nous, nous transformons ces cartes de biomasse en cartes de besoins de nutriments qui vont donc déterminer l’épandage mesuré d’azote.
Nous envoyons ensuite ces données numériques à l’agriculteur qui, lui, les intègre dans la console de son épandeur. Le couplage du GPS et de l’épandeur permet alors de distribuer la juste dose d’azote en fonction de l’endroit où passe le tracteur. »
Dégradés de bleus sur la parcelle « Négra » que travaillent Nicolas et Maurice ce matin : « plus le bleu est foncé, plus il y a besoin d’azote », précisent-ils tandis qu’apparaît aussi grâce à l’outil numérique les bandes qui ont déjà été « azotée », afin de ne pas repasser deux fois au même endroit, évidemment. Car l’azote, « cela représente un poste de dépense d’environ 200€ à l’hectare et il faut trois à quatre passages avant chaque récolte », calcule Christophe Rivayran. D’où l’intérêt de cette « modulation automatique » qui n’en représente pas moins un investissement pour l’agriculteur.
« L’antenne GPS, l’écran et le banc de guidage, c’est environ 5500 € », précise Maurice tandis que le tracteur poursuit ses aller-retour, l’épandage oscillant entre 240 kg à l’hectare, sur les endroits où l’image satellite indique qu’il y a les plus gros besoins, et 166 kg, en moyenne, pour le reste. Au loin, des chevreuils détalent en lisière de parcelle.
Un souci côté dégâts, pour le céréalier ? « Non, pas réellement et même plutôt le contraire », explique Maurice, arrachant une pousse pour montrer le processus de germination du blé dur. « Lorsqu’ils broutent la plante à ce stade de développement, cela favorise le tallage, c’est à dire la production de multiples autres tiges et donc la multiplication des épis », poursuit-il en décortiquant le pied.
Mais de là à en déduire qu’une bonne récolte assure un bon revenu... Non. Et tout le problème désormais. Issue de la révolution néolithique la céréale se heurte à la révolution numérique et à l’immédiateté comme à la violence de la spéculation sur des marchés mondiaux dérégulés. L’agriculteur sort son téléphone portable. Appuie sur une application. Les prix s’affichent. « Aujourd’hui, 24 mars, je peux vendre mon blé dur sur pied à 180 € la tonne si je veux « garantir » un revenu sur une partie de la récolte à venir, par exemple, ce prix étant entendu à condition que mon blé soit dans la norme de 13,5 % de protéine et de 15 % d’humidité. Mais je sais que pour moi, le prix correct et minimum est à 220 € la tonne et qu’au surplus que je peux perdre 10 % s’il y a du mitadinage, par exemple, c’est à dire une baisse de qualité du grain et de ses qualités nutritionnelles en protéines liées, notamment, à un manque d’azote ponctuel lors de sa croissance », résume Maurice, ajoutant « en 2017, j’ai perdu 20 € par tonne après les pluies qui ont touché les récoltes ». Ce qui permet de mesurer aussi l’enjeu, quant au meilleur apport possible d’azote. Et d’aborder la question de la PAC.
La PAC ? « Mon analyse est simple. Pour relancer la production de céréales après-guerre, la France a fixé un prix lié à la production. Arrive la PAC qui annule ce prix garanti puisqu’on annexe alors le prix de nos productions au marché mondial -dicté par le Canada et le Mexique pour ce qui concerne le blé dur- et qu’on nous verse les fameuses aides compensatoires pour pallier la perte de revenus. De 2000 à 2010, il est vrai que nous avons eu de très bonnes années alors que dans le même temps les aides baissaient. Mais le marché mondial s’est aussi mis à baissé. Conséquence : aujourd’hui, tous les marchés de production végétale sont très bas et toutes les aides ont baissé aussi : à un moment, ça bloque », constate le jeune céréalier. L’un de ses voisins confirme : entre 2008 et 2016, il a ainsi enregistré -25% d’aides compensatoires.
Concrètement ? « On a parfois du mal à rembourser les crédits et il est difficile de dégager un revenu de 15 000€ par an sur une exploitation qui fait pourtant 220 hectares », confie Maurice. Une PAC qui prenne mieux en compte les investissements technologiques pour une agriculture plus responsable comme auparavant avec les Contrats territoriaux d’exploitation : ce serait déjà un premier pas...